Lodz - chronique

» Chronique http://www.mille-feuille.fr
le 10.12.2008 à 06:00 · par Marteen B.

Délicat comme le vieil album jauni des photographies d'un fantasmatique
yiddishland, où les visages ridés plongent leurs yeux dans l'appareil.
Empli d'instants de chansons, de notes pianotées attrapées par une
fenêtre ouverte qui donne sur un salon de musique. Vinyles rayés qui
crachotent sur une platine. Manteaux épais et rapiécés, bonnets, bouts
de laine, timbales tordues, enfants mutiques aux yeux immenses. Heniek
possède l'intensité immédiate, fulgurante, d'un éclat de soleil sur du
givre. Ecrit dans la lumière. Musique des premiers redoux - des
premières fontes, premières verdures - musique ni glacée ni frileuse,
mais musique crevant l'hiver.

Ici, le givre est électronique. Pour la trame et le jeu de
perturbations, ou pour les grondements et accrocs multiples qui
viennent balafrer le chant. Pour l'écriture aussi : chansons continues,
sans couplet ni refrain arrêtés.

Sous le givre, le caractère cristallin vient du toucher du piano,
répétitif et moelleux, à la fois rythmique par la ténuité de ses motifs
et amorti. La voix, quand elle est présente, chantant en français, en
allemand, en yiddish, est très aiguë, avec des qualités amoureuses.
Voix qui murmure souvent et qui séduit immédiatement. Elle se montre
pourtant sensiblement plus audacieuse dans l'écriture que ses
consoeurs. Poussant même la trille à l'occasion. Plus ambitieuse et
moins pop. La voix à l'œuvre ne cherche pas la séduction ; elle est
présence. Inquiétante d'ailleurs. Petite fille qui paraît trop vieille
et trop chargée, sa voix trop ferme, qui toise, les yeux grands
ouverts, les machines expérimentales et son ordinateur. Car cette
musique, en apparence aussi diaphane et intuitive qu'un rêve, est très
scrupuleusement composée. Traversée d'une tension, d'une dureté
parfois, qui contrebalancent le rêve et la douceur du violoncelle. Le
point d'équilibre entre une écriture exigeante, l'expérimentation, et
la simple séduction est a priori difficile à trouver, et rarement
atteint. On paye souvent par une relative opacité les ambitions dont
l'on a choisi de nourrir sa musique. Ici, le point d'équilibre signe
l'identité d'Heniek.

Écouter Heniek, c'est comme recréer une installation d'art contemporain
dans son séjour : demoiselles et fantômes, souvenirs, nostalgie,
impressions, odeurs se déploient lentement, doucement, fermement. Lodz
est d'ailleurs très soucieux de son univers visuel, comme le montre le
très beau digisleeve livré avec le disque, et ses trois photographies,
ou son site myspace : archive personnelle, collecte de vers, de
clichés, etc.

La musique procède par emprunts, découpages et ajouts, par voilements
et perturbations, alentissement et gauchissement, par séquences passées
à l'envers, par boucles de piano, détournements et détours, chipant une
citation à Ravel ou Bartok, ou Rilke, pour construire une atmosphère
très personnelle dans un univers néo-classique aux réminiscences
impalpables, mais nombreuses, souvent hypnotiques. L'électronique
apporte une touche acide, parfois râpeuse, dans les compositions,
barbelant leur douceur première. Un univers d'une familière étrangeté
et d'une insidieuse beauté, hanté par la réparation, la blessure
recousue d'un gros fil, les laines, les mitaines. Idéale pour l'hiver,
cette musique est angora. Un angora mental.